Entretien par Louise NORTON.
Les sept textes rassemblés dans cet ouvrage traitent tous de la situation contemporaine de l'art, mais en traitant d'art contemporain vous vous référez surtout à des œuvre des années 1960-70.
Ce que nous appelons “l’art contemporain“ recouvre l’art des artistes qui ont commencé à émerger dans les années 1960 jusqu’à celui des jeunes artistes actuels. Nous pouvons, d’une part, observer que les œuvres et les théories de la néo avant-garde des années 1960-70 (et de leurs antécédents dans les avant-gardes historiques) participent largement des programmes génétiques de la plus grande part des pratiques et des théories qui prévalent actuellement. Ainsi voyons nous aisément dialoguer des œuvres de toute cette période dans les expositions collectives. D’autre part nous ne pouvons que constater les profondes transformations du contexte institutionnel de l’art depuis cinquante ans. Comme l’écrivait George Kubler : "Tandis que les solutions s'accumulent, le problème se transforme." C’est par rapport au contexte de l’art actuel que je me suis engagé dans un travail à la fois de remémoration et de redéfinition d’un certain nombre de concepts-clé de la théorie de l’art dans les années 1960-70. L'avantage des œuvres historiques est que nous les connaissons tous.
Vous pointez sur un nombre de contradictions internes à cette théorie.
Un aspect majeur de la théorie de la néo avant-garde était de s’articuler dans une antinomie au “tableau de chevalet“ en développant un art non-objet ou post-objet. C’est dans cette même polarité que nous trouvons posés les termes d’une “valeur esthétique réifiée“ et d’une “valeur esthétique d’usage“; une polarité à partir de laquelle se décline toute une série de termes tels que la théâtralité, le flux, la spécificité, l’expérience, l’immersion, l’éphémère, le processus, l’interactivité, etc. Partout il s’agit d’un vouloir faire triompher l’immanence sur la transcendance.
Par ailleurs cet art s’articulait dans un clivage à l’institution artistique (le musée comme mausolée ou prison) désignée comme l’organe de la réification culturelle et marchande des œuvres. Une institution à laquelle les œuvres n’ont finalement pas pu “résister“; “récupérées“ et mises en “échec“ par elle. La réalité hypostatique des œuvres — leurs permettant d’être répétées et transférées — intégrée dans l’englobant institutionnel réintroduisait la dimension transcendantale niée par les œuvres ; une transcendance indépassable que certains ont même associé à un “principe de réalité“. Bien que ce récit paraît aujourd’hui assez daté ces polarité demeurent cependant sous-jacentes à la théorie actuelle de l’art .
Vous cherchez à dépasser le clivage entre la théorie de l'art, celle des artistes et des critiques d'art, et la théorie institutionnelle ?
Le “tableau de chevalet“ étant finalement demeuré le paradigme de l’organisation de l’art, la théorie de la néo avant-garde est elle même demeurée dans l’impasse d’une immanence inaccomplissable. Cependant nous pouvons reconnaître avec le recul du temps que ces œuvres ont opéré une critique moins pour être "irrécupérables" qu'au travers du processus même de leur récupération, car, en contrepartie, elles ont eu pour effet de profondément transformer l'environnement muséal et l'institution artistique dans son ensemble. En contrepartie de leur relativisme, de leur dématérialisation, de leurs média variables, et par la dissolution de la frontière entre l'atelier comme lieu de production et la galerie comme lieux d'exposition, les pratiques curatoriales sont devenues elles-mêmes relatives en s'adaptant à chaque cas particulier et en se confondant avec la relation esthétique elle-même ; elles sont devenues une casuistique. Une telle approche nous engage à reconnaître a posteriori une corrélation et une synchronie entre les transformations des œuvres et les transformations des institutions donnant une existence publique à ces œuvres. Il devient dès lors très difficile de séparer une histoire des œuvres d’une histoire de l’institutions artistique.
Bien que dans les faits il y ait toujours eu une collaboration intime et productive entre les artistes et les acteurs de la maintenance de leurs œuvres, cette dimension interactive entre l’acteur (le médiateur) et l’œuvre est demeurée — de par l’antinomie entre l’art et l’institution — dans un angle mort de la théorie artistique qui par là a maintenu une séparation entre le cube blanc et "l’espace secondaire", et n’a pas pu intégrer à la théorie de l’art la "nouvelle muséographie", les “curatorial studies“ ou la “critique institutionnelle“.
C'est donc à partir de corrélations empiriques que vous ouvrez un champ contextuel.
A partir du concept d’un “cadre de maintenance“, mon travail consiste à réarticuler, par-delà l'alternative, les deux dimensions de la transcendance et de l'immanence comme les deux dimensions d’un même événement et de revisiter la théorie de l’art à partir de ce nouveau paradigme.
Avec ce "cadre de maintenance" vous dissociez la physicalité de l'œuvre de sa matérialité.
La physicalité est dans des rapports entre un dedans et un dehors et non dans la matérialité de l'œuvre.
L'art plastique est donc une gymnastique à la fois physique et mentale.
rires.
Au fil des textes nous voyons l'avant-garde se départir des caractéristiques qui composaient son stéréotype. L'absorption de l'art par l'institution et le marché et de la critique par la publicité, l'individualité indépassable de l'œuvre, l'impersonnalité de l'auteur, la perte d'un front et d'un clivage tranché entre un dedans et un dehors de l'institution, etc., sont non seulement les conditions dans lesquelles se trouvent l'avant-garde aujourd'hui, mais aussi, peut-on voir rétrospectivement, largement celles de son passé. Où trouver dans ces conditions une activité critique de l'art ?
Il n'y a de heurts ou de frictions qu'entre des systèmes ou des champs, l'œuvre substantielle n'est qu'une illusion et n'a jamais été en elle-même critique.
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